Merci beaucoup !
Comme tu le vois, j'ai bien noté les détails dont tu m'avais fait part il y a plus d'un an déjà ^^ Et voilà déjà la suite ! Bonne lecture !
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La note dans le journal
Baltimore, 1893.
Hatty Barbicane leva à peine les yeux de ses notes lorsque l'homme pénétra dans son cabinet. Son assistante hésita une seconde avant de refermer la porte. Ce fut le claquement du battant qui alerta la jeune femme. Elle jeta un bref regard à son patient et soupira. Il avait l’air perdu et nerveux. Elle détestait les nerveux. C’étaient les plus susceptibles de remettre en cause son jugement et d’aller voir ailleurs. L’homme s’assit lentement face au bureau, triturant les bords de son chapeau. Hatty prit le temps de mettre un point final à ses notes avant de poser sa plume et de le regarder dans les yeux. Elle vit immédiatement qu’elle l’avait pris au dépourvu : il releva vivement la tête vers son visage et le rouge lui monta aux joues. La jeune femme se garda de tout commentaire. Elle avait besoin de ce patient.
— Bien, dit-elle. Pardonnez-moi, monsieur, je suis assez occupée. Comment vous appelez-vous ?
— Robert Blaxton, répondit l’homme.
— Eh bien, monsieur Blaxton, qu’est-ce qui vous a conduit chez moi ?
L’homme hésita à répondre. Finalement, il se détourna et le rouge de ses joues laissa place à une légère pâleur.
— La peur, Miss, répondit-il à voix basse. Je suis terrorisé depuis que j’ai quitté mon travail.
Hatty ouvrit aussitôt la bouche pour lui demander de quel travail il s’agissait, mais n’en eut pas le temps : il se remit aussitôt à parler, la fixant d’un regard lointain et épouvanté.
— J’étais secrétaire pour le maire d’une petite ville, dans le Colorado, souffla-t-il. Je l’ai été pendant des années. Pourtant, il y a deux semaines, j’ai dû partir… Ou plutôt, j’ai dû m’enfuir. Le maire a été attaqué et torturé. Depuis, je suis terrifié à l’idée que son agresseur puisse me retrouver.
— Vous en veut-il ? s’enquit Hatty. Aurait-il une raison valable de vous rechercher ?
Blaxton hocha frénétiquement la tête et plaqua une main sur sa poitrine, comme pour empêcher son cœur d’en sortir.
— Mon âme, chuchota-t-il. Il ne lui en manque qu’une, et la mienne ferait très bien l’affaire. Il a échoué à prendre celle de monsieur Frees, mais il n’hésitera pas à s’en prendre à son entourage…
— Votre âme ? répéta Hatty en retenant de justesse un sourire amusé. Voyons, monsieur Blaxton, personne ne peut vous voler votre âme, si ce n’est le Seigneur lui-même. Avez-vous peur de Dieu ?
— Non, Miss. Mais je peux vous assurer que celui qui a attaqué monsieur Frees a le pouvoir de voler les âmes, d’en faire des esprits errants. Et il ne s’agit pas du Seigneur.
Hatty secoua la tête. En elle-même, elle se demanda ce qui lui avait pris lorsqu’elle avait décidé de devenir aliéniste.
— Personne ne peut s’emparer des âmes des autres, insista-t-elle. Sans doute avez-vous mal compris les dires de cet individu. Avez-vous déjà essayé le bromure de potassium pour calmer votre angoisse ?
Blaxton se crispa soudain et se pencha par-dessus le bureau pour saisir la main de la jeune femme. Hatty sursauta et tenta de se dégager, mais l’homme serra ses doigts à les briser, lui arrachant un gémissement de douleur.
— Je suis venu pour obtenir un remède contre ma peur, docteur Barbicane, siffla-t-il. Pas pour que l’on me prenne pour un fou ! Je sais ce que j’ai vu ! Henry Ravenswood a le pouvoir de retenir les âmes des défunts chez lui !
— Monsieur, bredouilla Hatty, les yeux écarquillés. Lâchez-moi… J’ignore qui est ce Henry Ravenswood dont vous me parlez, mais il ne s’agit sans doute que d’une plaisanterie de mauvais goût…
— Vous ne comprenez pas, docteur, répondit Blaxton avec un sourire amer. Ravenswood n’a plus le cœur à la plaisanterie. En fait, son cœur essaie surtout de recommencer à battre… Car cet homme, croyez-le ou non, est mort il y a trente-trois ans, maintenant.
Il fixa la jeune femme un moment, oscillant entre sa colère et sa peur, puis la relâcha. Hatty s’écarta aussitôt du bureau, méfiante. Décidément, elle détestait les nerveux. Blaxton remit soudain son chapeau sur sa tête et se leva, prenant l’aliéniste au dépourvu.
— Vous êtes comme tous les autres, en réalité, lâcha-t-il d’un ton déçu. J’aurais cru qu’une femme ferait preuve de moins de scepticisme… Mais visiblement, j’avais tort. Je suis navré de vous avoir dérangée, docteur Barbicane. Bonne soirée.
Hatty s’apprêtait à lui répondre machinalement, lorsqu’elle réalisa avec horreur qu’il voulait partir sans la payer. La jeune femme bondit sur ses pieds et le retint par la manche au moment où il allait ouvrir la porte. Blaxton se dégagea vivement et se plaqua contre le battant, la prenant au dépourvu : la colère et la déception avaient déserté son visage, laissant place à la peur qu’il décrivait un instant plus tôt. Il se ressaisit vite, cependant, et adressa un regard furieux à l’aliéniste.
— Ne refaites jamais cela ! s’exclama-t-il. Avez-vous déjà oublié ce que je vous ai dit ?
— Non, répondit Hatty. Mais vous ne m’avez pas payée.
Blaxton haussa les sourcils, puis laissa échapper un petit rire incrédule.
— Vous payer ? répéta-t-il. Pourquoi ? Je n’ai pas obtenu ce que j’étais venu chercher. Je n’en ai payé aucun avant vous, pour la même raison.
— Mais j’ai besoin de cet argent ! protesta la jeune femme.
— Moi aussi ! répliqua Blaxton. A présent, Miss, si vous voulez bien m’excuser…
Il pinça le bord de son chapeau dans un geste sec et quitta la pièce sans un mot de plus, au grand désespoir de Hatty. L’assistante regarda passer l’homme avec surprise et se tourna vers l’aliéniste, qui lui répondit par un regard impuissant. Elle referma la porte un peu plus violemment qu’elle l’aurait voulu, puis la rouvrit après quelques minutes, habillée d’un long manteau brun, un chapeau assorti sur la tête et son sac à la main. Elle salua rapidement son employée, puis quitta le cabinet d’un pas vif. Une fois dehors, ses yeux couleur de plomb scrutèrent les passants à la recherche de Blaxton, mais elle ne parvint qu’à s’attirer le regard curieux d’un élégant dans la fleur de l’âge. La jeune femme se détourna aussitôt et remonta la rue, le front plissé par l’inquiétude. En tant que femme, elle n’avait jamais bénéficié d’une grande considération dans son métier… Mais ces derniers mois avaient été catastrophiques : les patients désertaient son cabinet, et elle perdait de plus en plus d’argent. Par chance, son cousin et son fiancé vivaient avec elle, et parvenaient tant bien que mal à assurer leur revenu.
Hatty s’arrêta devant la porte de sa demeure et soupira. La peinture des murs s’écaillait de plus en plus. En vérité, songea-t-elle en entrant, toute la maison tombait en ruines. Elle pourrait peut-être demander à son père de faire quelques réparations… Elle accrocha son manteau et son chapeau à une patère près de la porte et lâcha son sac un peu plus loin. Elle se sentait épuisée. Un chocolat chaud et une longue nuit de sommeil lui feraient le plus grand bien. Elle se dirigea vers la cuisine, ses yeux brillant d’un plaisir anticipé à la simple pensée de la boisson brûlante et sucrée…
— Hatty, darling !
La jeune femme sursauta. Elle en avait oublié les deux hommes de la maison.
— Hatty ! répéta la voix. C’est vous ?
— Oui, Joseph, répondit-elle. Qui d’autre voudriez-vous que ce soit ?
— Adam est sorti il y a une heure, fit Joseph Hawthorne en se postant à la porte du salon. Il aurait pu rentrer avant vous. Vous allez bien ? ajouta-t-il en remarquant l’expression contrariée de Hatty.
— Un patient est parti sans payer, expliqua la jeune femme avec un soupir. Et, selon lui, il a fait de même avec plusieurs autres aliénistes alentours. Or, vous savez comme moi que l’argent manque…
Joseph écarquilla les yeux et ses sourcils disparurent sous ses épais cheveux bruns. Il tira légèrement sur sa moustache, puis s’approcha de Hatty pour lui prendre les mains.
— Darling, dit-il. Figurez-vous que j’ai peut-être trouvé la solution à vos problèmes… Et à ceux d’Adam également, s’il accepte de nous suivre.
Sa fiancé lui jeta un regard dubitatif — le même, se souvint-il, que celui qu’elle lui avait adressé lorsqu’il avait voulu acheter leur demeure actuelle. Sans lui laisser le temps de l’interroger, Joseph l’entraîna vers le salon, lui faisant oublier ses rêves de chocolat chaud. Là, il la fit asseoir de force et lui tendit un journal dans un geste impérieux. Hatty le prit avec méfiance et observa la courte annonce qu’il lui désignait : le maire d’une ville appelée Thunder Mesa demandait un médecin compétent, quel qu’il fut. Au-dessous de la demande, imprimé en lettres majuscules, se trouvait ce qui ressemblait fort à un appel à l’aide.
IL S’AGIT D’UNE URGENCE.
Hatty releva la tête vers Joseph, les sourcils froncés.
— Eh bien ? dit-elle. Je suis aliéniste, moi. Je soigne les esprits, pas les corps. Quant à Adam, il s’occupe des dents, rien d’autre.
— Vous avez de solides connaissances en médecine, tous les deux, objecta Joseph. C’est un collègue du journal qui m’a montré cette note. Celui qui l’a écrite la fait imprimer à chaque numéro depuis trois mois, dans tous les grands journaux d’Amérique. Cela doit lui coûter une fortune. Mais, d’après mon collègue, c’est la première fois qu’il précise que c’est urgent.
— Quelqu’un a déjà dû répondre.
— Je ne crois pas, répondit tranquillement le journaliste. Ce numéro date de la semaine dernière, et nous avons reçu cette annonce une nouvelle fois pour celui de cette semaine.
Il s’assit près de Hatty et tapota la page du journal.
— Vous et Adam pourriez y répondre, dit-il. Nous revendons la maison, gagnons suffisamment d’argent pour partir, et nous faisons tous les trois carrière à Thunder Mesa !
— La clientèle sera la même, rétorqua Hatty. Personne ne nous prendra au sérieux !
Joseph eut un sourire et secoua la tête.
— Non, darling, répondit-il. Vous ne trouverez pas plus différent de Baltimore : Thunder Mesa n’est rien d’autre qu’une ville minuscule du Colorado.
Hatty haussa les sourcils. Les paroles de Robert Blaxton lui revinrent en mémoire l’espace d’une seconde, mais l’arrivée de son cousin Adam Manchester dans le salon coupèrent court à ses réflexions. Elle espéra que Joseph ne parviendrait pas à le convaincre, mais elle déchanta très vite : le petit homme brun se montra des plus enthousiastes dès que le journaliste évoqua la possibilité de récupérer une clientèle.
— C’est une excellente idée, Joseph ! s’exclama-t-il avec un large sourire. Et puis, nous serions de véritables monstres si nous laissions ces gens dans le besoin !
— Nous serons abominablement mal vus là-bas ! protesta Hatty. Un journaliste pour divulguer leurs moindres secrets, un dentiste pour les torturer et une aliéniste pour les faire enfermer ! Quelle belle équipe, vraiment !
— Ne dis pas de sottises, Hatty, répondit Adam. Ils demandent un médecin, nous leur en offrons deux, avec en prime le journaliste qui a daigné faire attention à eux ! Ils nous accueilleront en héros.
— N’espère pas trop, cher cousin, lâcha la jeune femme d’un ton tranchant. Tu as toujours été un grand rêveur.
— Oh, Hatty ! s’exclama Adam, vexé. Tu ne devrais pas dire de telles choses. De toute manière, nous sommes à deux contre une. C’est décidé, nous partons.
Il adressa un bref signe de tête à Joseph, puis quitta la pièce. Les deux fiancés l’écoutèrent monter dans son bureau pour faire ses valises, et le journaliste jeta un regard d’excuse à Hatty. La jeune femme croisa étroitement les bras sur sa poitrine, furieuse. Joseph hésita, puis se pencha vers elle.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour être pardonné ? dit-il.
Hatty lui jeta un bref regard et s’apprêta à le repousser, mais elle se souvint de la fatigue qui la tenait toujours. Ses yeux se remirent à briller et elle se retourna vers son fiancé :
— Un chocolat chaud serait parfait, répondit-elle.