L'épilogue d'une longue procédure opposant les héritiers du grand poète à l'écrivain François Cérésa doit être connu aujourd'hui.
D'abord un petit rappel des faits : (voir la source)
Ce siècle n'avait pas encore deux ans ; déjà Victor Hugo entrait au tribunal. Plus exactement, deux livres inspirés des Misérables constituaient le prétexte à une procédure judiciaire inédite, dont l'épilogue est attendu vendredi.
Nous sommes en 2001, c'est-à-dire un an avant 2002, année qui marque le bicentenaire de la naissance du célèbre écrivain, lequel vit le jour, comme chacun sait, le 26 février 1802 à Besançon (Doubs). Olivier Orban, patron de la maison d'édition Plon, flaire l'aubaine et cherche un écrivain assez culotté pour inventer une suite aux Misérables, monument de la littérature française. Il met en compétition plusieurs plumes et retient le scénario de François Cérésa, ravi de se prêter à ce qu'il considère comme un simple jeu littéraire, sans prétendre rivaliser avec le géant des lettres à la «barbe d'argent comme un ruisseau d'avril».
François Cérésa, plein d'imagination et d'audace, ressuscite l'inspecteur Javert que Victor Hugo avait noyé dans la Seine. Mieux - ou pire, selon les goûts -, ce miraculé, connu pour poursuivre de son injuste vindicte l'honnête Jean Valjean, ce policier obtus qui, de nos jours, placerait sans doute le premier journaliste venu en garde à vue, devient, sous la plume de Cérésa, un personnage gentil, un super-Valjean. Une fois Javert sauvé des eaux, l'auteur trousse deux ouvrages : Cosette ou le temps des illusions, puis Marius ou le fugitif, publiés, avec un succès relatif, au printemps et à l'automne 2001.
Fureur de Pierre Hugo, descendant de Victor et orfèvre à Aix-en-Provence, qui se présente comme «le représentant de l'ensemble de la famille» , explique son conseil, Me Stéphane Loisy : «Non seulement Plon n'a pas consulté M. Hugo, mais l'éditeur l'a ensuite traité avec désinvolture, refusant toute discussion. Surtout, les livres de M. Cérésa dénaturent complètement l'œuvre originelle.» Le plus lourd reproche porte sur la transfiguration de Javert : pour les Hugo, celui-ci est mort méchant, et le reste à jamais (mort et méchant).
Atteinte au droit moral
Ce n'est pas la première fois que Les Misérables donnent lieu à interprétation : il y a eu plusieurs films - dont un, de Lelouch, transposait l'action pendant la Seconde Guerre mondiale avec un Valjean déménageur et un Javert milicien -, une comédie musicale, etc. qui n'ont motivé aucune plainte. Or, Pierre Hugo, qui avait aussi accepté un dessin animé, Le Bossu de Notre-Dame, tiré par les studios Disney de Notre-Dame de Paris, trouve que le bouchon est ici poussé trop loin. Il convainc plusieurs proches d'épouser la cause et, accessoirement, de réclamer 4,5 millions de francs (690 000 euros) de dommages et intérêts. La Société des gens de lettres (SGDL), dont l'auteur des Contemplations fut cofondateur avec Balzac et d'autres, leur emboîte le pas.
Mais le tribunal de Paris ne les suit pas. Il rend, le 12 septembre 2001, un jugement favorable à Plon. Essentiellement fondé, il est vrai, sur un motif juridique habilement soulevé par Mes Paul Lombard et Jean-Claude Zylberstein : l'irrecevabilité à agir des plaignants. Ceux-ci interjettent appel.
La cour, cette fois, examine davantage le fond. Et, le 31 mars 2004, rend un arrêt qui contredit la sentence de première instance, estimant que les livres de François Cérésa portent atteinte au droit moral du grand Victor. Estimant cet arrêt contraire à la liberté d'expression et de création, Plon forme un pourvoi en cassation. La juridiction suprême se prononce le 30 janvier 2007 et renvoie l'affaire devant la cour d'appel «autrement composée», aux motifs que «la suite d'une œuvre littéraire se rattache au droit d'adaptation» et que, «sous réserve du respect du droit au nom et à l'intégrité de l'œuvre adaptée, la liberté de création s'oppose à ce que l'auteur de l'œuvre ou ses héritiers interdisent qu'une suite soit donnée (…)».
La troisième audience a eu lieu le 6 novembre. Sans doute quelque peu impressionnés par l'enjeu, les avocats de Pierre Hugo produisent des conclusions dans lesquelles Cosette est rebaptisée, avec insistance, «Colette», ce dont se gaussent, fripons, Mes Lombard et Zylberstein. Le plus piquant, en l'espèce, c'est que les parties cherchent moins leur salut dans la jurisprudence que dans les écrits de Victor Hugo lui-même.
Ainsi Me Loisy met-il en avant une note de 1832, rédigée dans la foulée de Notre-Dame de Paris (et donc plusieurs décennies avant Les Misérables, publiés en 1862). L'écrivain, blanc-bec de 30 ans, y donne des conseils à ses pairs, fort de la certitude de son propre génie qui le caractérise : «Une fois la chose faite [le livre terminé], ne vous ravisez pas, n'y touchez pas. Votre livre est-il manqué ? Tant pis. Votre drame est né boiteux ? Croyez-moi, ne lui mettez pas de jambe de bois». Moralité : François Cérésa a bel et bien outragé le plus grand de nos écrivains et, par ses élucubrations à but lucratif, souillé une pépite de notre patrimoine national.
«Je donne mes œuvres à la France»
Balivernes, rétorque-t-on en face. Et de faire remonter à la surface, comme Cérésa de Javert, un texte moins connu : un discours prononcé par Victor Hugo le 21 juin 1878, sept ans avant sa mort, au Congrès littéraire international. «Avant la publication, l'auteur a un droit incontestable et illimité» sur son œuvre, estime le poète. Mais il ajoute aussitôt : «Dès que l'œuvre est publiée, l'auteur n'en est plus le maître. C'est alors l'autre personnage qui s'en empare, appelez-le du nom que vous voudrez : esprithumain,domaine public, société.» Plus loin : «L'héritier du sang est l'héritier du sang. L'écrivain, en tant qu'écrivain, n'a qu'un héritier, c'est l'héritier de l'esprit, c'est l'esprit humain, c'est le domaine public. Voilà la vérité absolue.»
Et Me Lombard, l'œil pétillant, d'enfoncer le clou avec les Choses vues de 1860 : «Quand je serai mort, la propriété de mes œuvres appartiendra à mes enfants. Qu'ils en usent librement (…) Je donne mes œuvres à la France. Que le domaine public les donne au peuple (…) Mes œuvres, c'est mon âme, et mon âme appartient à mon pays.» Conclusion : que Pierre Hugo obéisse à grand-papa !
Au passage, l'avocat relève que le plaignant n'avait pas réagi «lorsque Didier Decoin, dans sa version télévisée des Misérables, a développé la thèse d'un Jean Valjean/Depardieu entretenant des relations incestueuses avec Cosette.» Selon lui, l'héritier se comporte de la manière qu'il reproche à Plon, surfant sur la vague du bicentenaire hugolien à des fins lucratives.
«Il s'est montré beaucoup moins scrupuleux et désintéressé, persifle Me Lombard, lorsqu'en 1989, il a annoncé le lancement d'un parfum “Hugo''. Et «lorsqu'il a créé en 1982, dans sa collection “Bois d'épave'', un stylo dénommé “la plume de Hugo”.»
«Le plus choquant, c'est que les ouvrages de M. Cérésa soient présentés comme une suite», résume Me Yves Gaubiac, avocat de la SGDL. «L'arrêt du 19 décembre est capital, admet Me Loisy. Des auteurs m'ont averti qu'ils l'attendaient avant de se lancer dans la rédaction de suites littéraires. Il y a notamment un projet dans l'air pour Madame Bovary.»
Était-il légal d'inventer une suite aux Misérables ? L'affreux Javert a-t-il le droit de devenir gentil ? Le domaine public est-il réellement public ou semi-privé ? Quelle que soit la réponse de la cour d'appel, Victor Hugo, bien sûr, en propose une. Ce chantre de la rédemption écrivit dans un poème fameux, à l'intention de tous les Javert du monde : «On arrive homme, deuil, glaçon, neige ; on se sent/Fondre et vivre ; et, d'extase et d'azur s'emplissant,Tout notre être frémit de la défaite étrangeDu monstre qui devient dans la lumière un ange».
Ensuite et vous qu'en pensez-vous : peut-on écrire une suite aux «Misérables» de Hugo ?